Note de lecture

Tahar Djaout : Les vigiles, éditions du Seuil

Même si la France, voici dix ans, a subi de plein fouet le terrorisme islamique, nous n’avons ici qu’une vague idée de la chape de terreur qui s’abattit sur l’Algérie au tournant des années 90. Durant cette terrible décennie, les sicaires fanatisés du FIS et du GIA prirent pour cibles les représentants de l’état et les élites intellectuelles, mais aussi de très nombreux civils algériens, entraînant un exil massif vers l’Europe. Près de cent mille personnes devaient mourir sous leurs coups, avant qu’une grande loi d’amnistie soit votée en 2005, exonérant leurs assassins de toute poursuite judiciaire.

Tahar Djaout (1953-1993) fut malheureusement au nombre de leurs victimes. Diplômé en mathématiques, mais surtout journaliste et écrivain, Djaout prit d’abord la plume pour honorer la mémoire d’écrivains algériens d’expression française, comme Jean Amrouche, Mohamed Dib et Jean Sénac. Il devait aussi faire connaître de nombreux peintres et sculpteurs – comme Baya et Hamid Tibouchi – dans les pages de l’hebdomadaire Alger Actualités.

Mais il portait en lui, depuis l’adolescence, une exigence littéraire qui prit tout d’abord la forme du poème ( six recueils publiés à partir de 1975), avant de se focaliser sur la nouvelle et le roman : il en écrira cinq au total.

Rédigé en français et couronné par le prix Méditerranée dès sa parution en 1991, Les vigiles nous plonge dans ce que fut la société algérienne durant les années qui suivirent l’indépendance du pays (1962). Période de changements et de reprise économique, mais aussi de règlements de comptes et de pression du parti unique – le FLN – sur les citoyens. Avec un sens aigu de la description et des envolées poétiques qui transcendent la banalité des situations quotidiennes, Djaout s’attache à suivre l’évolution contrastée de trois amis de jeunesse.

Le premier, Menouar Ziada est un vétéran de la lutte contre l’armée française d’occupation. Personnalité mélancolique, il ne cesse de ruminer son passé et ses manquements à son idéal héroïque. Pour récompense il obtiendra un petit appartement dans la banlieue algéroise. Mais c’est avec regret qu’il quittera le village de son enfance, avec ses chèvres et ses arbres fruitiers.

Messaoud Mezayer est, à l’inverse, un commerçant arriviste et malhonnête, qui ne vit que pour accroître sa richesse et son standing social.

Quant à Mahfoudh Lemdjad, le seul de ce trio qui ait fait des études supérieures, c’est un garçon sensible qui aime bien refaire le monde dans les cafés. C’est aussi le concepteur d’un nouveau métier à tisser qu’il compte présenter à la foire des inventeurs de Heidelberg. Mais pour cela, il lui faut obtenir un passeport et, à partir de là, ses ennuis vont commencer.

Car cette formalité va vite s’avérer être un parcours du combattant. La moindre demande de sortie du territoire algérien étant suspecte, on le renvoie de bureau en bureau. Commence alors la ronde des rendez-vous frustrants et des fonctionnaires chafouins qui jouissent secrètement du pouvoir qu’ils détiennent sur le citoyen ordinaire, surtout lorsqu’il est plus instruit qu’eux.  Son insistance lui vaudra même de subir un interrogatoire fouillé jusqu’à ce qu’un commissaire un peu plus éclairé que les autres policiers finisse par lui accorder le fameux visa. Comme Kafka dans Le procès, mais avec plus de réalisme, Djaout excelle à dépeindre les rouages d’une administration qui pèse de tout son poids sur celui qui la sollicite. Est-ce très différent dans la France  actuelle ? Ce n’est pas si certain.

Le succès de Lemdjad à la foire des inventeurs et son retour au pays salué par une presse emphatique vont relancer la machine infernale. Comment, pour les édiles, justifier les brimades qui lui ont été infligées ? C’est ainsi que le redoutable Skander Brik va les tirer d’affaire en faisant du malheureux Menouar Ziada  un parfait bouc-émissaire : avec sa mort dans la balance pour lui éviter le déshonneur annoncé :

« La corde passée à son cou, il se penche d’avant en arrière, en des mouvements presque grotesques. Son pied fait basculer la chaise. Mais il ne peut pas se projeter aussi loin qu’il l’avait souhaité. Il sent quelque chose l’écarteler. Un serpent s’enroule autour de lui, empêche son sang de circuler. Une bête écailleuse, volumineuse et blessante a élu domicile dans sa gorge, a décidé de rester là jusqu’à son étouffement. » (page 217).

Les pages qui précèdent cette mort annoncée sont d’une intensité émotionnelle rarement atteinte dans un roman. Et l’on ne peut s’empêcher de la rapprocher avec la propre fin tragique de leur auteur ; lequel s’étonnait, quelques mois avant son assassinat (resté impuni),  « qu’un pays comme l’Algérie, qui s’était passionné pour le marxisme et les luttes de libération, puisse retomber sous le joug obscurantiste. ». Nous savons ce qui est advenu depuis.

 Jacques Lucchesi

 Contact : jlucchesi13@gmail.com

Jean-Jacques Gandini, Le procès Papon, Le passager clandestin

Le 8 octobre 1997 débutait le procès de Maurice Papon (1910-2007) devant la cour d’assises de Bordeaux, après des années de batailles juridiques. C’est en effet en 1981 que les premières plaintes avaient été déposées contre l’accusé pour « crimes contre l’humanité » à l’initiative de victimes ou de leurs descendants…

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Au magnifique catalogue des poètes parus aux éditions de Corlevour, Anne Mulpas vient ajouter une voix très sûre et singulière qui prend ici racine en Terre, Terra, Gaïa ou tapis des vaches, en toutes sortes de décors plantés pour faire entendre en un recueil polyphonique les « trois protagonistes du vivier »

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Auteur fécond et divers, le romancier et scénariste états-unien Howard Fast (1914-2003), d’origine juive ukrainienne, est l’auteur d’une cinquantaine de romans et de plusieurs recueils de nouvelles. Adhérent du Parti communiste américain, il figure aussi parmi les victimes de la commission McCarthy.

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Jour chômé_un temps pour soi. Derrière la porte close, choisir un livre, se laisser appeler. MÉLUSINE RELOADED > une fée pour recharger les batteries, trouver des munitions, celles du vivre et du créer. Un conte écoféministe, un roman dystopique… oui sans doute… mais avant tout un geste.

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Frédérique Guétat-Liviani, Il ne faudra plus attendre un train, éditions LansKine – par Étienne Faure

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