Note de lecture

Luis Mizon, par Sylvestre Clancier

La vérité bleue, rieuse et généreuse d’un prince de la poésie

Notre ami, le poète Luis Mizon, membre de l’Académie Mallarmé, nous a quittés à l’âge de 80 ans, le 30 décembre dernier. Né à Valparaiso au Chili le 22 janvier 1942, où il a vécu avant de venir en France, après le coup d’Etat du général Pinochet. Il était le fils d’une enseignante et d’un marin, mais ce sont les grandioses paysages du Sud, qui l’avaient impressionné, qui ont formé sa sensibilité poétique. Ils sont venus habiter sa poésie, « même y compris et peut-être surtout dans l’exil futur » comme le souligne fort justement notre autre ami académicien, Christophe Dauphin, qui lui a consacré un dossier dans sa belle revue des HSE. Ces paysages, il les avait découverts pendant les vacances qu’il passait à Chilian, chez une tante mariée à un riche propriétaire établi à quatre cents kilomètres au Sud de la capitale.

A l’âge de 19 ans, il publie Chambre illuminée, son premier livre de poèmes. Quatre ans plus tard, Territoire des merveilles, et en 1971, Les mots sur la table. Après ses études de droit et d’histoire, il enseigne l’histoire du droit à la faculté de Valparaiso. Mais il en est expulsé au lendemain du coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973. Il raconte les semaines et les mois qui suivent en ces termes, comme nous le rappelle Christophe Dauphin: « Ma famille et moi, nous dûmes vivre de cadeaux de mariage ! Eléphants de porcelaine, petites tasses chinoises, cuillères en argent, lampes imitées du XIXème… Nous partîmes pour la France grâce à une bourse du gouvernement français et à la Fondation Ford. En France, je n’ai pas accepté le statut de réfugié politique, ce qui m’a éloigné du milieu littéraire de l’exil politique et m’a laissé, pour longtemps, dans une situation inconfortable mais claire : celle de penser sans censure. »

A Paris, il est l’élève de l’ami de mon père, Gaëtan Picon, qui a été Directeur des Arts et Lettres au Ministère de la Culture où André Malraux l’avait nommé et qui à présent enseigne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il rencontre Roger Caillois, autre ami de Georges-Emmanuel, qui s’enthousiasme pour ses poèmes qu’il traduit en français et publie dans la NRF en 1977, comme en témoigne Claude Couffon, immense traducteur de l’espagnol qui va ensuite également le traduire : « Il aimait les premiers poèmes de Luis Mizon et il les traduisit. Caillois, explorateur du mystère caché sous les apparences et défenseur des jeux secrets de la vie avait dû apprécier l’originalité de ce fils spirituel. » En effet, on le sait, Caillois depuis son retour d’Amérique du Sud où, en Argentine, il avait connu celles et ceux qui allaient devenir les étoiles de la littérature de l’Amérique latine, à commencer par Jorge Luis Borges, s’était fait leur passeur aux éditions Gallimard.

Ainsi l’œuvre si originale de notre ami, Luis Mizon, allait prendre son essor, puisqu’en 1982, il allait publier dans la collection du Monde entier aux éditions Gallimard un grand et fort livre de poèmes, Poèmes du Sud et autres poèmes, traduit de l’espagnol (chilien) par Claude Couffon. « Voici le grand arbre de brouillard vert. / Des échafaudages abandonnés l’environnent / sous le pentagramme de l’étoile / là où se perdent les chevaux sauvages / et se perdent les migrations / d’oiseaux et de papillons. » Ou encore dans un autre de ces somptueux poèmes : « Et le poème disparaît en ses propres traces / il s’est fait clandestin / comme l’or dans la mémoire des aveugles / ou la missive que porte près du cœur / le messager dans la steppe. » A ce propos, on doit mentionner, ce qu’André Pieyre de Mandiargues en avait dit : « Je crois avoir été rarement autant ému par une première lecture de poèmes que par celle de L’arbre, de Poèmes du Sud et autres poèmes de Mizon qui se présentent sous la forme d’une suite de courts fragments numérotés dont chacun a la valeur d’un épisode poétique cristallisé et clos mais qui s’enchaînent cependant, se répondent et se prolongent en se faisant écho depuis le premier jusqu’au dernier. » 

C’est très certainement cette structure singulière, forme marquante de la poésie de Luis Mizon que l’on retrouve dans bien des recueils qui suivront, et il y en aura près d’une trentaine auxquels on peut ajouter de nombreux livres d’artistes, avec des grands peintres comme Julius Balthazar qui lui a rendu hommage, qui a permis à Mizon, comme il le disait lui-même, « de donner matière à l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter dans la lecture par l’âme d’autrui. » « Ce que l’esprit exige, ajoutait-il, c’est le corps. Le langage passe de corps en corps et ainsi se remplit de sens caché, de manières de dire la même chose, et plus encore, de sens sans direction précise, de dessins, de schémas, de paroles qui touchent au plus secret et au plus intime du cœur ».

J’ai eu la chance de connaître Luis Mizon et de le fréquenter régulièrement au tournant du siècle et au début des années 2000. Nous nous sommes retrouvés autour des enjeux du Manifeste de la Nouvelle Pléiade, puis de ceux de Confluences poétiques, où il avait réuni quelques uns de ses amis que nous avions associés à la Nouvelle Pléiade, comme par exemple Jean Portante et Jean Metellus. Je devais faire appel à lui, comme à eux et à Myriam Montoya, lorsque je composais l’anthologie qui parut en 2008 aux éditions Seghers. 1 Voici ce qu’il nous confiait alors : « Je ne peux pas concevoir mon exil sans une participation active à la culture qui me donne l’hospitalité. Par malheur, avant d’arriver en France, je connaissais fort peu la langue française. La faute en incombe à un malheureux pacte passé avec mon copain de banc au lycée. Lui faisait mes devoirs de français et moi ses devoirs de littérature. Pour apprendre le français, je lisais sur le pont du Donizetti (nom du bateau de la Compagnie italienne de navigation qui m’a conduit en France en octobre 1974) une édition bilingue d’Exil de Saint-John Perse. J’en avais une autre de l’œuvre de Salvatore Quasimodo pour apprendre l’italien. Je n’apprenais vraiment ni le français ni l’italien, mais j’apprenais d’autres choses tout aussi importantes. « L’exil n’est pas d’hier », me disais-je. Il n’est pas d’hier non plus le désir « d’un grand poème fait de rien », ces mots de Saint-John Perse résonnaient en moi.
Enfin j’arrivai sur le pont du Donizetti à une étrange solution. Je pouvais faire ma demeure de ce rien que je portais en moi et que je pouvais exprimer dans ma poésie. »

Quand hier, c’est-à-dire en 2022, je demandais à l’ami Luis pour ma nouvelle anthologie 2 de répondre à la question Qu’est-ce qu’être un poète ? Il m’a répondu ceci :
« Comment suis-je devenu un poète ?
Comment me suis-je débrouillé pour réaliser ma petite œuvre inachevée ?
La poésie c’est imposée à moi.
Quand ? Comment ? Ce n’est pas si facile de répondre.
C’est une compagne courageuse, drôle, aimante, nerveuse, belle ou laide, angoissée, rieuse, violente, généreuse, toujours un peu envahissante.
Je lui écris en espagnol ou en français, ce qui pour certains serait une double trahison, propre aux agents doubles de la littérature.
A l’époque lointaine où j’étais professeur dans une école de droit, elle a réapparu dans ma vie. Je l’avais rencontrée quand j’étais un enfant, à la campagne. Au départ, je pensais avoir le contrôle de la situation, loin de là ! La poésie m’a échappé et maintenant elle occupe tout le territoire de ma vie. Même les espaces vides et cachés. Rien ne lui échappe.

Elle m’appelle, je la suis, obéissant, et nous découvrons encore ensemble des territoires inconnus de moi ».

C’est ainsi qu’avec ce « rien » évoqué plus tôt, Luis Mizon a su faire de très grandes choses. Il est devenu incontestablement l’une des plus grandes voix de la poésie contemporaine, un poète majeur du dernier tiers du 20ème siècle et du premier quart du 21ème siècle. Nous sommes à la fois très heureux et très fiers de l’avoir compté parmi nos membres et nos amis de l’Académie Mallarmé.

Sylvestre Clancier
Président de l’Académie Mallarmé

1 Poésies de langue française 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde, Anthologie présentée par Stéphane Bataillon, Sylvestre Clancier et Bruno Doucey, page 183, Seghers, 2008
2 Haute tension Poésies françaises d’aujourd’hui, Anthologie présentée par Sylvestre Clancier, page 117, Maison de Poésie / Le Castor Astral, 2022

Bibliographie de Luis Mizon : Poésie

Lejos de aqui / Loin d’ici, édition bilingue qui reprend Le bateau de terre cuite, Soudeur de murmures, Pluie de poèmes parapluie de silence, Al Fragor Ediciones, Chili, 2017
Le bateau de terre cuite, éditions Al Manar, 2017
Mata Ki Te Rangi, L’île dont les yeux regardent le ciel, île de Pâques, éditions AEncrages, 2016
Murmures du Sud, Laure Matarasso, 2014
Corps du délit où se cache le temps, éditions AEncrages, 2014
Chants à la nourrice folle, éditions Al Manar, 2013
Valparaiso, port des murmures, éditions Méridianes, 2013
Marée basse suivi de Six arbres, éditions AEncrages, 2012
Dans le grand silence indigo, éditions Folle Avoine, 2012
Le Soudeur de murmures, éditions Ecarts, 2010. Réédition Folle Avoine, 2017
La maison des sirènes, éditions Al Manar, 2010
L’oreille d’argile, éditions Al Manar, 2010
Le comptoir des papillons jaune, éditions AEncrages, 2010
Poèmes 1986-1991, réédition bilingue de Passage des nuages, L’Eclipse et Chronique du blanc, éditions Rhubarbe, 2010
Pêcheur de lune, éditions Al Manar, 2009
Ammonites, éditions Folle Avoine, 2008
La maison du souffle, éditions, La Vita felice, 2008
Poème d’eau et de lumière, éditions Al Manar, 2008
Le naufragé de Valparaiso, éditions Encrages, 2008
L’eSCargot, éditions AEncrages, 2006
Les jambes de l’abîme, Dumerchez, Paris, 2005
Le papillon déguisé, Dumerchez, Paris, 2005
La rumeur des Îles blanches suivi de Grand Erg, La Dragonne, Nancy, 2005
Jacques Lacarrière Le sacré bricolage de l’esprit, éditions Jean Michel Place, Paris, 2004
Anthologie de la poésie précolombienne, avec Zéno Bianu, éditions Le Seuil, 2000
Le songe du figuier en flamme, poèmes traduits par Claude Couffon, éditions Folle Avoine, 1999
L’Eucalyptus, poèmes traduits par Laurence Breysse, éditions Rougerie, 1998
Barbes du vent, éditions AEncrages & Co, 1997 Ombres, éditions André Biren, 1994
Jardin des ruines, poèmes traduits par Claude Couffon, éditions Obsidiane, 1992
Le Manuscrit du Minotaure texte traduit par Claude Couffon, éditions Brandes, 1992
L’Indien témoignage d’une fascination essai, éditions La Différence, 1992
La Mort de l’Inca roman, traduit par Claude Couffon, éditions Le Seuil, 1992
Chronique du blanc, poèmes traduits par Claude Couffon, éditions Unes, 1991
Le Jardin du Luxembourg texte traduit par Laurence Breysse, éditions Matarasso, 1991
Chevalier transparent, poèmes, éditions La Palimpseste, 1991
Amazones poèmes, éditions L’équipement de la pensée, 1991
Voyages et retour, poèmes traduits par Claude Couffon, éditions Obsidiane, 1989
Passion de l’Ile de Pâques texte traduit par Nathalie Bréaud, éditions La Manufacture, 1988
Noces, texte traduit par Claude Couffon, éditions Brandes, 1988
Province perdue, éditions Cahiers de Royaumont, 1988
L’Eclipse, poèmes traduits par Claude Couffon, 1988
Passages des nuages, poèmes traduits par Claude Couffon, éditions Unes, 1986. Prix Jean Malrieu / meilleur livre de poésie traduit en France.
Bassin de pluie, éditions André Biren, 1985
Le rêve d’Adriana, éditions André Biren, 1985
Terre brûlée, poèmes traduits par Claude Couffon, éditions Le Calligraphe, 1984
Poèmes du Sud et autres poèmes, éditions Gallimard, certains d’abord traduits par Roger Caillois pour la NRF (1977) et les autres par Claude Couffon, 1982

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