Note de lecture

Frédéric Boyer, Évangiles, Gallimard – par Pierrick de Chermont

Frédéric Boyer, Évangiles, traduction de Frédéric Boyer, Gallimard, 2022.

« Nous vivons en présence d’un Érasme de notre temps et nous ne le savions pas ». Voilà ce que nous nous disions lors d’une soirée suivant un récital de poésie, en évoquant le nom de Frédéric Boyer et sa dernière parution, Évangiles. Comment considérer autrement cet auteur qui s’emploie à nous faire (re)découvrir des textes extrêmement connus et, pour autant, méconnus, par la seule force de la traduction ?

Plutôt que commenter la passionnante préface L’Évangile, théâtre de la parole, je voudrais illustrer l’effet des choix opérés à travers trois éléments emblématiques : le terme usuel de foi remplacé par confiance, le péché remplacé par manque, et l’expression de Fils de l’homme par Fils de l’humanité.

Confiance au lieu de foi. En un mot, l’effet est stupéfiant. D’abord, parce que cette traduction s’avère fluide, naturelle, coule de source. Ensuite, en méditant l’effet sur la lecture, on découvre, brutalement, que bien des questions, finalement théoriques, tombent et rassemblent les quatre évangiles à une seule, simple, radicale, éprouvante question : « (me) fais-tu confiance ? » Et plus encore, et j’oserai dire, plus troublant encore, Frédéric Boyer nous invite à une méditation sur ce qu’est la confiance en traduisant la phrase du Nazaréen dans Matthieu 9, 22 par : « La confiance qui vient de toi t’a sauvée » ; méditation assumée, voulue, provoquée dès l’avant-propos par cette définition si profonde, si mystérieuse de la confiance : « comme [une] force qui vient en nous, qui est issue de nous sans qu’il s’agisse jamais d’une possession ».

Manque au lieu de péché. L’effet est à l’opposé du premier. Ça râpe, ça détonne. Aussitôt la lecture s’arrête et s’interroge quand elle tombe dessus. Exemple : « Tes manques, tu es libéré ! » (Luc, 5, 20). De quels manques parle-t-il ? ou encore, un peu plus bas : « Qui a le pouvoir de libérer des manques sinon le Dieu unique ? » Ainsi, nous aurions des manques, se dit-on alors, et pas des moindres puisque Dieu seul aurait le pouvoir de les combler. Et on court à travers les textes pour essayer d’en savoir plus, sur ces manques. Et rien de plus ne nous est confié, sauf sa répétition incessante. À y réfléchir, on croit deviner le mot qui manque pour qualifier ce manque : il doit s’agir du manque de vie. Je prête à notre traducteur d’avoir intentionnellement refusé de combler ce manque, pour que chacun se confronte librement à la réalité anthropologique qu’abritait – et abrite encore – le vieux terme péché.

Fils d’humanité au lieu de Fils de l’homme. Les quelques références biblistes que s’autorise avec beaucoup de pudeur Frédéric Boyer (en l’occurrence Beauchamp et Boyarin, pas vraiment des seconds couteaux) suffisent à supposer que le choix est très réfléchi : en repoussant l’expression habituelle, laquelle relie directement les Évangiles au texte de Daniel, le traducteur veut nous dire quelque chose d’une portée théologique au moins équivalente à ses yeux. La voici : « Si Dieu, ici, dit-on, « se fait homme », ce n’est pas pour rejoindre l’humanité au plus près, mais plus radicalement pour dénoncer l’abandon de l’homme par l’homme, tout ce que l’humanité livre d’elle à l’abandon, à la négligence, à la mort. »

Le traducteur nous dit s’être livré à ce travail pour « perpétuer dans l’écrit la puissance de la parole prononcée ». Il faut en saluer la réussite. Traduire, écrit-il, « c’est une question vitale de rencontre ». Rien à ajouter, si ce n’est lui transmettre notre gratitude.

Pierrick de Chermont

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