Note de lecture

François Bordes, Zone perdu, par Anne Mulpas

Chroniques de ciel-qui-lit – Anne Mulpas
mars-avril 2024

Zone perdue, François Bordes – ed. L’atelier contemporain

Zone perdue – fragments d’itinérance. Je reprends ma chronique. Sa première version date déjà d’il y a trois semaines. A L’ours & la vieille grille.
Sa deuxième version s’impose après mon cheminement dans l’exposition Rothko. Me voici au troisième temps du texte, à moins que ce ne soit le quatrième, le centième… et cependant, toujours le même

A L’ours &, je disais ce soir-là « Au commencement ».
Tu t’en souviens ?

« Au commencement, déjà le nom — Rue Mathis, rue de traverse, mémoire assourdissante, brouhaha au cœur de ciel-qui-lit, appelons-la pour cette fois la passante, soulevant, balançant ta question, ses onglets :
qui parle qui passe – qui se souvient ?
que reste-t-il de l’âme d’une rue ? »

Telles étaient mes premières questions. Pourquoi intégrer Rothko ? Parce que. L’évidence. Ce savoir qui ne sait rien. Une épiphanie.

Retrouver-Retravailler. Retrouver Rothko, après, après… / Retravailler ta chronique après, après… Décidément la préposition ne convient pas… Pauvre temporalité linéaire qu’ESPRIT ignore puisqu’il se vit, se meut en spirales couchées, en strates d’immanences multiples animant, irriguant chaque pas, chaque respiration. Par habitude, par transmission, nous luttons contre le passé, nous le triturons, le déplorons, nous l’érigeons, le marbrons, l’oblomovons. Le dernier verbe m’est refusé par le correcteur orthographique, mais tu vois l’idée. Dans les premiers tableaux de Rothko comme dans ton recueil, ciel-qui-lit s’enfonce dans les méandres d’une humanité cherchant son geste.

Geste égaré, oublié. Zone perdue où chaque pas est un destin. Je pourrais parler ici de la dissolution, de la perméabilité. Des genres, des temps, des matières.

Matière-mémoire.

Dans l’immense paquebot de Bernard Arnault, j’avais mis au vestiaire certains principes, j’avais décidé consciemment que voir, revoir Rothko était plus fécond à l’échelle de ma vie que toute posture idéologique. Alors dernière semaine avant clôture, vite, réserver un créneau horaire. Et oui, déposer au vestiaire tout un pan de soi. Sac-à-dos réel et symbolique.

Tu n’étais pas avec moi, François.Tu étais je-ne-sais-où. Entre le « déjà lu » d’un soir et le « à paraître » d’une revue.

Dans la première version de ma chronique, à L’ours &, je te disais ceci, tu t’en souviens peut-être :

« J’ignore ce que tu vis, tu ne sais quels effets, empreintes après empreintes, sur moi le texte inscrit, en moi le texte bouleverse, puisqu’à la deuxième page, déjà, le texte fuit
la pratique quotidienne d’une
rue sur
la voix
le coeur
les yeux
les gestes
Ciel-qui-lit oscille en ses propres lointains, accepte la TRAVERSÉE PREMIÈRE. Mon corps heurte l’osseux de ta proposition. »

Trois semaines plus tard, je t’avais donc mis de côté, je t’avais « réservé » et moi, je découvrais la première salle de l’exposition. J’avais rencontré l’œuvre de Rothko à Londres, dans une autre vie comme ON dit, dans une autre vie j’avais réalisé un poème-vidéo pour la tombe de mon père, un poème sépulture en écho de la chapelle Rothko, de la composition de Feldman, c’était de ma mémoire qu’il s’agissait…
Tu n’étais pas là.
Je n’y étais que pour moi.
Première salle, donc.
Je découvrais là un Rothko chopant dans et dès ses premiers fragiles tableaux figuratifs tout ce qu’il offrira, année après année, de révélations dans ces grandes pièces — celles où la lumière est ouroboros. Expérience généreuse et solitaire de la perception. Expérience. Oui. Ouverte, perméable. Douloureuse aussi. Alors que viens-tu faire-là, François ? Pourquoi ta Zone perdue s’insinue dans mon pas, s’y colle et me suit, me tient et soutient dans la pénombre éclairante de cette exposition ?

ESPRIT se dilate, s’offre des possibles fulgurants. A L’ours &, dans ma première version, j’en arrivais, à ce passage, t’en souviens-tu :

«  Là-bas, près des grandes orgues de Flandres. 2024 > flash-back > 1999. Toute mémoire est fiction, le réel son glossaire. Station Crimée, Je te suis, de clope en clope, cité Curial, ensemble d’H.L.M, chez Madame étouffant d’anxiété son ado de fils aux joues de honte rougissantes, aux jambes brisées. Te voilà précepteur en jean rouge, blouson de cuir usé, la Sorbonne, Shakespeare en bandoulière. »

Expérience du lire, expérience du voir. Je crois que s’agit(e) en moi l’obsession de la dilatation du monde en l’être, de la fonte de l’être dans le monde — le bouleversement d’une rencontre qui toujours échappe à la saisie des mots. Qui pour-tant s’articule.
Dans cette première salle, où les tableaux tragiques de Rothko m’engouffrent dans les souterrains New-Yorkais d’après-guerre, me présentent à des corps qui se fondent dans les colonnes du métro
— telle est ma zone perdue.
Je vois, je sens la triangulaire insoupçonnée qui tringle ma conscience, le bonheur douloureux de la présence. La présence diluvienne de la disparition. Être — Hanté.e — Visité.e.
Présent.e et emporté.e.
Être, c’est déjà n’être plus.
Dans ce « savoir:sentir » où « je » ne s’appartient pas.
Ciel-qui-lit propose aujourd’hui d’écouter ta voix comme celle d’une sépulture sensible, de te lire comme on se sent toujours vivant, plus que vivant dans un cimetière, jamais mieux éclairé que dans l’obscurité – l’espace sensible de la présence et du manque. Dans le cadre de ton recueil, je peux entrer, me perdre et t’oublier pour mieux te revenir.
Ainsi, la suite de ma chronique peut se lire sans retouche. Ce qui lui manquait il y a trois semaines, c’était la solitude, l’éclairage intimement commun. Je n’ai plus besoin de guillemets, je refonds les polices de caractère pour regagner les rives de ta

TRAVERSÉE PREMIÈRE,

Fracture. Intime et collective. Des mondes oubliés, destins aux pattes brisés, des lieux où l’on relègue celles, ceux qui… Histoire, poème dans/de l’Histoire, ses strates obstinées, ses mouvements permanents et instables. Ciel-qui-lit te suivant, trace à trace, ressent l’étrangeté d’avancer dans une parole souterraine, pourtant mise en lumière.

Rue Mathis. Quartier de la Villette. Paris 19e.
Voie romaine, je file vers le Nord. Route des Flandres. Je m’enfonce bien qu’avançant 50m au-dessus du niveau de la mer. Quartier dépotoir / dépotoir des désespoirs. Cimetière des suppliciés.

L’italique disparait, la voix se fait plus distante, plus austère. Ciel-qui-lit se délite, se défait, le cœur suintant, la peine imprime ta langue, ses polyphoniques caractères. La Botzaris, c’est moi et ciel-qui-lit se perd entre rêves brochés et parfums d’abattoirs. Qu’est-ce qu’une lutte au présent de l’archive ?

Il n’y a pas que le sang à la Villette.
Il y a l’encre et le gaz.
Il y a aussi le sucre, la confiture et le chocolat.

Mélange sucré-amer, des êtres, des genres. Bain de multitude et pain de sucre. Des casseuses et des hommes. Mes sens se cristallisent sans que je ne puisse m’y opposer, y réagir. J’assimile lentement dates et chiffres — pour 100 kilogrammes de sucre compter 2 litres de sang.
Qu’est-ce que je fais de ça ?
Tout l’enjeu de Poème est d’éviter la honte, la culpabilité. Que le souvenir personnel accède à notre imaginaire.
Fils du temps, trames et drames. Des fantômes, des archives. Comment se rappeler, se figurer, s’imaginer (…) ? nous demandes-tu. De permis d’exhumer en permis de traduire, rien ne s’est tu, se tait malgré les métamorphoses urbaines, le maquillage moderne. Relents nazis, effluves cégétistes et libertaires. L’œil charbonne, bien loin des beaux-quartiers surplombés par la Tour de Gustave Eiffel. D’un coup, j’étouffe. Le vertige m’étreint.

Ciel-qui-lit quitte sa chambre, sa salle aux pas perdus, et poursuit ta lecture au-dehors, dans un petit troquet au carrefour Gambetta. La Villette dans les reins, rue Mathis, au ventre, tout un pétrin commun.

Le gaz. Le papier.
La viande.
Le sucre.

Relations. Religere.
Temps poétique/temps historique.
Ce n’est pourtant qu’un livre que je tiens-là entre mes mains. Ce ne sont que des indices topographiques qui palpitent sous mes yeux, sous mes doigts. Et pourtant quelque chose m’est restitué.
Zone perdue.
Ce que l’on sent, ce que l’on sait.
Tu glisses, je te suis — s’éclipse, se ramifie la

TRAVERSÉE DEUXIÈME.

Promesse renouvelée de l’exil. Nous quittons le passé sans être quittes de rien. De ce qui vit et meurt. Passé/présent, zone perdue, temps retrouvé. Poème fouille ses vérités sensibles et historiques, se fout des autorisations, de l’exhaustif. Rappelle qu’il n’est sans doute pas de plan plus vrai que celui que le poème compose. Entre l’agir et le faire.
Ainsi, aussi, je fais le choix de me taire au seuil du troisième mouvement pour qu’autres et autrelles te découvrent dans les pages qui suivent « composer la silhouette de cette rue lointaine ». En passages incertains du « je » au « nous ». Mémoires et imaginaires imbriquant leur rythmique.

Zone de déplacement.

Ce qui chez Rothko commence bien avant le cadre du tableau, et pourtant s’entame à quelques centimètres de son bord, quand aux frontières des plages chromatiques, champs des éternelles séparations, nous nous rappelons que nous sommes aussi infiniment rencontres, pertes et rapprochements.

 

 

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