Le semeur de chemins – Série Joe Bousquet

Légende : Le sous-officier Joe Bousquet en avril 1917, photo DR.

#1 Bernard Baillaud sur Paul Giro

La parution du premier tome de la biographie monumentale que Paul Giro consacre à Joe Bousquet ouvre une nouvelle période dans la connaissance de la vie et de l’œuvre du génie occitan. D’autres parutions s’annoncent : la suite de la biographie, sa correspondance avec Jean Paulhan… Les années qui viennent seront sous le signe du poète, collaborateur central des Cahiers du Sud. Fidèle à cet héritage, Phoenix vous propose de suivre le fil de ces parutions et de cette actualité de Joe Bousquet.

Bernard Baillaud, critique, spécialiste de Jean Paulhan et auteur d’un délicieux Baudelaire à la campagne (Fario, 2023) analyse ici le premier tome de la biographie de l’auteur du Meneur de lune.

Paul Giro, Joe Bousquet, d’une mort l’autre. Tome 1. Mourir ! (1897-1918), Paris, Éditions Claire Paulhan, MMXXV, 458 p.

Cela bouge du côté de Joe Bousquet. La graphie de son nom tout d’abord. Jamais la main de Joe Bousquet, né un 19 mars, jour de la Saint-Joseph et prénommé tel, n’a affublé son prénom de ce tréma qui reste jusqu’aujourd’hui, exclusivement peut-être, la forme usuelle de son nom d’écrivain, modification qui présentait l’avantage relatif de l’anglicisme chic. Tous les livres parus de son vivant l’ont été, en revanche, sous la forme que nous connaissons : Joë Bousquet. L’incorporation ensuite, en janvier 1916, au temps compté, et non volontaire ni anticipée, de Joseph Bousquet, quels que soient ses incontestables talents de potache préalable, de « cancre brillant » — où l’on voit passer le nom de Jean Mistler —, de jeune homme insupportable, de dandy, de pensionnaire à HEC, dont il ne fut jamais élève, malgré les souhaits de son père, ou de tête brûlée.

La remontée vers l’enfance enfin, marquée par ces signes, symboliques ou matériels, que témoignages et confidences permettent d’égrener, de peser et de soupeser et que nous laisserons les lecteurs découvrir. Ce serait en effet dans sa relation à quelques premiers objets d’enfance que Joseph Bousquet, enfant de Carcassonne, serait devenu Joë Bousquet, l’écrivain. Le recours au vocabulaire de la psychanalyse n’a ici rien d’arbitraire. Dans un article publié en novembre 1926 dans Le Réveil audois, sous le pseudonyme de Pierre Maugard, Joe Bousquet reprenait une formule freudienne : « C’est le rêve qui nous endort ». Mais loin de se borner à rendre compte du Rêve et son interprétation, ce Pierre Maugard cherchait à « accentuer encore la pensée du médecin viennois » et à faire part de sa propre expérience : « J’ai vu parfois la vie répéter mes visions et mes pensées, se préparer à les faire entrer dans l’irrévocable. »

Paul Giro use des documents intimes, correspondances avec de simples particuliers ou journaux demeurés privés, jugés plus fiables que leurs équivalents, déjà passés sous le feu glacé de la publication. Il use aussi, parmi quelques centaines d’autres, d’une lettre de Joe Bousquet à Jean Paulhan, commencée à la fin du mois d’août 1938, avant leur première rencontre, le mois suivant : une trentaine de pages. Il identifie le demi-masque, heaume ou loup d’acier, que l’on connaît par une photographie publiée en 1934 dans la revue Documents, puis dans L’Amour fou d’André Breton. Métaphores lyriques, images figées et malentendus divers se disputaient la parole, lorsqu’il s’agissait de dessiner les traits d’une figure d’écrivain, agile mais alité, athée, hérétique et martyr, impuissant et amoureux. L’empreinte d’Apollinaire aidait Albert Béguin, rendant hommage à Joe Bousquet mort, à songer au mythe du poète assassiné. D’autres mythes tombent encore comme à Gravelotte, avec — nous parlons de l’auteur du livre — une sorte d’allégresse. Nous ne sommes qu’au début d’une relecture de l’œuvre de Joe Bousquet, dont nous avons suivi le travail souterrain et qui, volume après volume, s’annonce passionnante.

Le premier des trois tomes de la biographie est celui de l’enfance, de l’adolescence et du jeune âge adulte. Ce serait peu : de la gestation d’un enfant, pas nécessairement désiré, et dont la mort n’a pas voulu. Comme un arrêt de mort — songeons à Maurice Blanchot — signifie le point d’arrêt mis à la mort, qui s’en serait tenue là, renonçant volens nolens  à une proie d’élection, Joe Bousquet, né d’une mère, Jeanne, considérée comme perdue pour la vie, a toujours été persuadé d’être celui qui n’aurait pas dû naître. De là viennent des noms de femmes — Germaine Olive, Marthe Marquié, en attendant Germaine et sans compter les Ginette —, de là vient aussi une écriture qui manifeste d’abord son peu d’empressement à revendiquer le propre moi de l’auteur.

Telle est l’archéologie de sa mélancolie, pour reprendre le titre du livre de Robert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, dont Jean Paulhan appelait de ses vœux la première traduction française. Cette mélancolie est longtemps restée sans texte, sans production littéraire, avant que n’apparaissent les premiers articles, les premiers livres, les premières publications en revues, à Carcassonne, Marseille, Paris ou Bruxelles. Quand se clôt ce premier tome, Joseph Bousquet n’est pas encore un écrivain, mais la possibilité de l’écriture sourd déjà en lui.

Enrôlé à Aurillac, parti à la place d’un autre, après avoir donné à une mendiante tout ce qu’il avait, en butte à l’absurde réputation de couardise des Méridionaux, Joseph Bousquet retient de son baptême du feu, le 16 avril 1917, cette décimation largement aggravée : l’essentiel de son bataillon étant tombé, officiers compris, il lui reste le commandement, à charge pour lui de rester vivant, lui et ses camarades, survivants. L’image du guerrier héroïque, exemplaire, cité, médaillé militaire et croix de guerre, se heurte au travail profond de la mélancolie, qui dédouble l’intéressé et lui fait croire que rien de ce qui lui arrive ne survient tout à fait devant lui-même, mais que tout, au contraire, concerne un autre, comme elle se heurte à la réalité d’un jeune aspirant resté actif avec son 1er bataillon, quand le reste du régiment s’est replié, après l’échec, dès ses débuts, de l’offensive Nivelle, laquelle se poursuivra néanmoins, obstinément, jusqu’en octobre. Rien de tout cela ne se déroulait sans ordres de la hiérarchie militaire et Joseph Bousquet ne renonça nullement à la perspective de son premier galon, la sous-lieutenance à vingt ans. Ce qu’il en pensait est autre chose.

À cette époque, les biographies des hommes, qu’ils soient écrivains ou non, comme Jean Paulhan, Alain-Fournier ou Joseph Bousquet, se peuplent du nom des bois : bois Saint-Mard, bois de Saint-Remy, Bois-Brouzé. Alors que le théâtre de Béziers jouait le Werther de Massenet le 19 novembre 1916 — et non l’année suivante, comme l’affirmait jusqu’ici la critique —, Joe Bousquet y avait rencontré Marthe Marquié, brièvement épouse Maux, divorcée, qui ressemblait à sa mère et qui lui avait enjoint d’accomplir sa mission d’homme. Vingt ans plus tard, dans ses lettres à Carlos Suarès comme à Jean Cassou, Joe Bousquet finit par n’en pas faire mystère : il l’avait adorée, elle l’avait fait mourir. On notera que s’il est vrai que Joe Bousquet est tombé près de Bois-Saint-Mard en 1918, il succédait à Jean Paulhan qui y avait été blessé le 25 décembre 1914.

Au fil des pages, la blessure reçue sur le plateau de Brenelle, près de Vailly-sur-Aisne, le 27 mai 1918, s’inscrit ainsi, comme par avance, dans une perspective autre, celle, non seulement d’un « mal d’enfance » déjà désigné par le titre d’un livre de Joe Bousquet publié chez Denoël en 1939, mais d’un « mal natal », selon l’heureuse formule que Paul Giro emprunte à une lettre de Joe Bousquet à Marie-Josèphe Rustan, la première universitaire à travailler sur son œuvre. Si l’on ajoute à cela le rêve des poissons d’or, le moins que l’on puisse dire est que Joe Bousquet aura pris soin de laisser derrière lui, dans ses lettres et dans ses œuvres, dans sa relation à la peinture aussi, la plupart des pièces du puzzle que constitue son portrait. Restait à les sortir du vraquier, à les disposer en un certain ordre, sinon dans un ordre certain, ce qui est fait.

Outre cet autre fait que le style d’André Breton apparaît dans le premier tome de cette biographie comme un idéal de la langue française, la vie de Joe Bousquet reste dès l’origine comme conduite par une main de fer, tissée dans un surréalisme encore à venir, non par respect ni obédience à l’égard du mouvement, mais parce que les rêves et plus encore les signes semblent avoir eu, avoir encore, toute autorité sur elle.

La suite est attendue à la prochaine tomaison.

Bernard Baillaud